À quoi sert le mariage? Si l’on s’aime, cela ne suffit-il pas à vivre en couple?
Au sein d’une culture où tout semble porter vers l’éphémère, le vœu de durer continue à habiter l’amour. Les enquêtes montrent que parmi les jeunes vivant en couple, huit sur dix pensent que le préférable est que leur union dure toute la vie. Signe sans doute d’une intuition, selon laquelle il faut du temps pour apprendre à aimer.
Un grand nombre de personnes considèrent que l’amour seul suffit pour durer.
À tel point que nous tenons là une des raisons de la relative désaffection à l’égard du mariage1 : « Pourquoi se marier si l’on s’aime? » entend-on aujourd’hui. Un indice devrait pourtant donner à penser : deux enquêtes différentes indiquent que les couples concubins, sur dix ans, sont six fois plus précaires que les couples mariés. Avec la venue d’un ou plusieurs enfants, ils le sont encore deux fois plus2.
Indice sans doute d’une différence…
La question est : à votre avis, un lien fondé sur un acte public d’engagement, sur une parole solennelle devant témoins est-il vraiment sans incidence, au point que l’on puisse s’en passer? Sont en jeu ici le sens de la parole donnée, celui de l’entrée dans une forme de vie et celui de l’ouverture aux tiers.
La parole, forme de la liberté
La fidélité est une valeur reconnue. Mais ce qui est entendu sous ce terme peut varier. Il y a en particulier une différence entre ce que j’appellerai la fidélité-résultat et la fidélité-résolue. La première résulte du bon fonctionnement du couple, des gratifications que chacun peut tirer de la relation : on est fidèle parce que ça va. La seconde est l’objet d’un vouloir. Elle n’est pas seulement l’effet de causes, mais visée comme fin. Elle est à l’horizon d’une parole, d’un engagement; elle se réalise comme une construction. Or, d’une façon générale, la promesse est fondatrice non seulement d’humanité, mais de cohérence. La parole donnée offre un point d’appui, elle fait référence. « Si nous tenons parole, la parole nous tiendra », disait joliment France Quéré.
Prendre conscience du prix de la promesse, c’est être déjà sur la voie du dépassement de l’affectif et de l’immédiat. La promesse est affirmation de la liberté à travers le temps, c’est-à-dire d’une liberté qui ne se limite pas à l’instant présent, mais est capable de déborder sur le futur. Cela est particulièrement vrai de la parole d’alliance, que nous pouvons définir, avec Jean-Claude Sagne comme « le choix… de construire un espace de vie par et pour l’échange des dons ». L’échange des dons appelle un cadre, un lieu, un pôle de stabilité. Il n’est pas seulement le moteur du lien, il en est aussi l’horizon, la visée, toujours à venir. On se marie pour se donner du temps. En donner à l’autre, et déjà à soi-même : le temps d’apprendre à aimer.
Le mariage est essentiellement un acte de parole solennel. Rien ne pourra remplacer la mémoire de cette promesse par laquelle chacun consent à être lié à l’autre. « Veux-tu être mon époux/mon épouse? » « Oui, je le veux. » Chacun pressent que cela va plus loin que « je t’aime » ou même que « je t’aimerai toujours ». Il s’agit de changer de statut et de consentir mutuellement à le faire l’un à l’égard de l’autre. Aussi réelles que soient les ressemblances entre le concubinage et le mariage, il y a et il y aura toujours une différence entre avoir ou ne pas avoir prononcé, à haute voix et devant témoins, une telle parole.
Du secret au public
La promesse est plus que l’aveu. Elle déborde l’intimité; elle appelle des témoins. La promesse ne prend toute sa dimension qu’en se gravant dans l’oreille et la mémoire de sujets autres que ceux qui viennent de la prononcer, témoins qui resteront la mémoire vivante de cet acte de parole. En étant fidèles l’un à l’autre, nous serons aussi fidèles au témoignage de ceux qui étaient présents autour de nous ce jour-là, et qui ont cru à notre engagement. Être témoin, ce n’est pas seulement être spectateur. Ainsi le lien acquiert-il une certaine objectivité, en ce sens qu’il dépasse la seule intimité des contractants. La parole inscrite dans la mémoire d’une communauté acquiert une portée spécifique. Cette parole ose aussi prendre la forme de l’écrit, en confiant les signatures des uns et des autres à la mémoire sociale des registres.
Il est courant d’entendre dire aujourd’hui que nous manquons de « rites de passage ». Or, les rites de passage sont nécessaires à l’être humain. Ils le structurent. Le mariage en est l’exemple le plus caractéristique. Il réussit cet exploit de marquer à la fois une séparation et une continuité. Séparation d’avec les familles et groupes d’origine, continuité avec la vie et la volonté de ceux-ci. On peut remarquer malheureusement souvent que ceux qui cohabitent sans se marier quittent si progressivement leur famille que parfois ce départ est incertain, jamais achevé, jamais assuré. La fête du mariage marque un départ, une discontinuité, un changement de statut et de position sociale. Mais le rite marque aussi une continuité : la communauté familiale, amicale, locale, religieuse, en se réunissant et en se réjouissant, manifeste qu’elle approuve cet acte, lui apporte son appui. Le lien social y est célébré autant que le lien intime. Non seulement célébré, mais renforcé. Qui dira le nombre de relations qui sont relancées, rétablies, nouées même, au cours d’une fête de noces?
Le mariage est un acte éminemment social, qui n’unit pas seulement les époux entre eux, mais le couple à la société. À la différence du contrat, qui n’est qu’une convention entre les contractants, l’institution est définie par un certain nombre de règles, d’obligations préexistantes, dans lesquelles les conjoints acceptent d’entrer. « Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance » (art. 212 du Code civil). Ces mots ont un sens précis en droit. Ils sont l’institutionnalisation de valeurs morales. On ne mesure pas assez le prix de cela.
Marier l’amour et le droit
Entrer en institution, c’est accepter de ne pas être les seuls auteurs, les seuls acteurs de notre lien. C’est ne pas croire en la toute-puissance de l’amour. C’est accepter d’avoir d’autres références que celui-ci. C’est vouloir offrir au sentiment lui-même un cadre qui le protège, le cas échéant, contre ses propres errances. Ce n’est pas douter de l’amour que de reconnaître ses fragilités. Au contraire, c’est davantage croire en lui que consentir à ce qu’il est, c’est-à-dire vulnérable. L’opposition romantique entre l’amour-sentiment d’une part et les froides règles du droit d’autre part est un signe d’immaturité. C’est une marque de réalisme qu’accepter de marier l’amour et le droit.
L’institution, certes, n’est pas une garantie de solidité. Mais elle offre les atouts de la contenance et de la forme. Notre affectivité, par elle-même anarchique et « enfant de Bohème », a besoin de cadres et de limites. La forme offre plus que cela : l’objectivité d’un patrimoine éthique, où se cristallisent des valeurs et des repères qu’il est souvent bien difficile de transmettre par la voie de l’explication ou de l’argumentation.
« L’institution conjugale, écrivait Roger Melh, n’a pas devant la passion une force invincible. Du moins permet-elle d’attendre des jours meilleurs; du moins laisse-t-elle du temps pour la réflexion, le retour sur soi. Elle retarde l’irrémédiable, et c’est déjà beaucoup. Car un irrémédiable retardé a quelques chances d’être vaincu » (Essai sur la fidélité, PUF, 1984).
À mi-chemin entre l’amour et la force, le droit évitera pour certains de passer directement de l’un à l’autre. Il y aurait beaucoup à dire sur les déconvenues auxquelles s’exposent ceux qui prétendent se passer de lui. On pourrait citer l’exemple de telle compagne mise à la porte et se retrouvant littéralement à la rue du jour au lendemain3. Et que dire d’un « pacte » auquel il peut être mis fin par l’envoi unilatéral d’une lettre recommandée, étant précisé que « les partenaires déterminent eux-mêmes les conséquences que la rupture entraîne à leur égard4 »? Selon les termes de Lacordaire, au XIXe siècle, « « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est le droit qui libère ». Or, en matière familiale, qui est faible, qui est fort? Chacun peut l’être tour à tour. La mère, mais aussi le père, et, bien sûr, l’enfant.
Reposant sur une parole purement privée, le concubinage met en présence, aux yeux du droit, deux individus juxtaposés. Eux qui voulaient se protéger du droit devront plus souvent que les époux recourir à celui-ci en matière de filiation, d’attestation de vie commune, d’acquisition de biens et, de façon beaucoup plus compliquée, car moins encadrée en cas de séparation.
Nous venons d’esquisser quelques significations profondes du mariage. Loin d’être une simple tradition éculée, il est bel et bien un gage de valeurs et de structures qui garantissent à l’amour un devenir. L’acte revêt des enjeux de grande importance. La perception de ces enjeux est encore plus importante si est envisagé non seulement le couple comme tel, mais l’accueil de tiers…
Une institution tournée vers l’avenir
On parle trop souvent, aujourd’hui, du mariage seulement en termes de couple. Le « couplisme » conduit souvent à oublier qu’un autre enjeu fondamental du mariage (le plus ancien et le plus universel) est la fondation d’une famille…
Il faut bien voir, en effet, que le mariage offre à la filiation une chance de cohérence et de solidité. Cela apparaît particulièrement pour la définition de la paternité, moins évidente que celle de la maternité. Hors mariage, le lien paternel est beaucoup plus fragile5 et sa définition oscille entre deux critères : la reconnaissance volontaire et la « preuve biologique ».
On devine l’insuffisance de chacun de ces deux principes. Ni le biologique ni le volontaire seuls ne permettent de définir la paternité. La volonté est un intermédiaire obligé, mais il faut en fixer les bornes. On ne peut faire dépendre une réalité aussi vitale que l’institution d’un lien de filiation du seul bon vouloir des adultes. Mais, par ailleurs, on ne peut définir la paternité comme la conséquence d’un simple fait biologique. La dualité du volontaire et du biologique laisse apparaître une double carence. Cette insuffisance appelle l’opportunité du troisième terme que sera l’alliance conjugale.
Le mariage offre d’emblée un cadre à la parenté. Ce qui se joue dans la chair y est d’avance intégré à l’ordre de la parole. Dans l’alliance conjugale, ce qui pourrait relever des prétentions de la volonté souveraine comme ce qui pourrait relever de l’objectivisme biologique sont dépassés, et ils le sont l’un par l’autre. C’est en ce sens que, selon le doyen Carbonnier, il est « une institution tournée vers l’avenir ».
Le mariage est dépassement de la logique duelle du contrat, qui n’implique que les deux contractants. Tel est le cas du « pacs », dans lequel il n’est fait aucune allusion à l’enfant, et qui ne ménage aucune place à celui-ci. Du point de vue éthique, cette absence est finalement préférable, dans la mesure où, dans un tel cadre, les contractants ne s’engagent aucunement à durer. Il ne serait pas très cohérent de s’engager à la responsabilité parentale envers un enfant sans s’engager à établir une relation durable avec l’autre parent. C’est pourtant ce que beaucoup font aujourd’hui. Ce n’est pas sans hypocrisie que l’on feint de croire que l’engagement parental peut tenir s’il n’y a pas engagement conjugal. En l’absence de celui-ci, la trajectoire de l’histoire du couple a de fortes chances de ne pas coïncider avec celle de l’enfant.
Reconnaître un enfant, c’est bien s’engager envers lui, mais que vaut un tel engagement si on laisse ouverte l’hypothèse de la précarité du couple, c’est-à-dire la possibilité qu’à plus ou moins long terme un des deux contractants soit séparé de lui? Au nom d’une simple éthique de la responsabilité doit être appelée la cohérence entre l’engagement parental et l’engagement conjugal.
Le secret du mariage qui tient
Quelle que soit l’appartenance confessionnelle, se marier, c’est accepter d’être relié. C’est consentir à un sens « religieux » de l’existence, si l’on veut bien se rappeler l’étymologie de ce terme, du latin religare, relier. Une alternative s’ouvre alors : ou bien le lien n’est que le résultat, la résultante de l’alchimie entre deux psychismes, ou bien il est le lieu d’affleurement d’une nouvelle vie, de l’entrée dans un dynamisme qui vient de plus loin, plus haut et plus profond que chacun des deux ego.
Une vie d’un autre « ordre », au sens pascalien : de l’ordre de la charité. Cette vie d’une source cachée, permanente, plus constante que les aléas de l’affectivité. Cette source originelle, certains, qui en ont le pressentiment, la laisseront innommée. Agnostique, Jacques Lacan osait affirmer : « Pour que le couple tienne sur le plan humain, il faut qu’un dieu soit là6 ». D’autres, recevant l’héritage d’une Écriture et d’une Tradition, oseront la nommer. Ils ne la nommeront pas seulement « Dieu », terme finalement trop général, voire abstrait, mais « Père », « Fils », « Esprit ». Le Père comme source du don, son principe, son origine; le Fils comme forme du don, son corps, son visage; l’Esprit comme souffle du don, son inspiration, son énergie.
Cette nomination-reconnaissance, la grande chance des croyants est de pouvoir l’effectuer avec d’autres, en communauté. L’ouverture à plus haut ou à plus profond est en même temps ouverture à plus large. En participant à la vie d’un corps plus grand que le leur, les époux trouveront un principe de solidité supplémentaire pour leur couple. En effet, ce qui unit les époux, ce qui tisse la substance de leur lien, n’est pas seulement psychoaffectif, pas seulement social et civique, mais d’essence spirituelle. Leur lien est, au fond, communion. Et cette communion sera alimentée, elle avancera vers sa vérité lorsqu’elle participera à une communion plus large et plus profonde. Tout spécialement lorsque, avec d’autres croyants, les époux viendront puiser à la source de leur amour, au mystère de la vie donnée, du corps livré, du sang versé.
Se marier, c’est ne pas compter que sur ses propres forces. C’est finalement un acte d’humilité, en vue de transmettre le don de la vie.
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**Références : **
(1) Désaffection toute relative : en France, à l’âge de trente ans, six couples sur dix sont mariés. Entre trente et soixante ans, sept sur huit le sont. (INSEE, Données sociales, 1998).
(2) INED, Population et sociétés, n° 49, juin 1994. On trouvera d’autres références dans mon ouvrage L’avenir, c’est l’autre, Cerf, 2000.
(3) Témoignage cité dans Le mariage, tout simplement, Atelier 1999, p. 64.
(4) Loi instituant le PACS, du 13 octobre 1999.
(5) Je renvoie au chapitre “La paternité de l’ombre” de mon livre Passeurs de vie, Bayard-éditions, 2004. Voir aussi le chapitre “Conjugalité et parentalité” du livre de Paul Moreau, La famille, enjeu citoyen, Cerf, 2002.
(6) Jacques Lacan, Séminaire, II, Seuil, 1978, p. 306.